1.04 Serge Klarsfeld et le rapport Artuso

Serge Klarsfeld et le comportement des Luxembourgeois en 1940.

Une voix indépendante dans une controverse luxembourgeoise: Serge Klarsfeld dit merci à Albert Wehrer.

Vincent Artuso, l’auteur du rapport sur le traitement des Juifs par les autorités luxembourgeoises après l’occupation en 1940 de notre territoire national par les Allemands, vient de faire publier son rapport aux éditions «forum». Il a demandé à Serge Klarsfeld d’en écrire la préface.

S’il existe un nom lié à la mémoire de la Shoa, c’est bien celui de Serge Klarsfeld. C’est donc avec le plus grand intérêt qu’on lit sa préface à un rapport qui, lui, fera probablement date chez nous et dont on doit saluer la publication sous forme de livre.

Rappelons la controverse provoquée par l’interprétation non équivoque que Vincent Artuso a donnée dans son rapport à des faits historiques par ailleurs incontestés. Voici, à ce propos, une citation de la page 227 de son livre, représentative de ces interprétations et qui reflète les convictions personnelles, donc subjectives, de leur auteur. La présente se limite à l’examen de cette citation, espérant qu’elle permette de situer la position du rapport, celle de Serge Klarsfeld et celle des témoins des évènements dont je suis.

En guise d’introduction j’ajoute à ce propos que je rejoins Vincent Artuso lorsqu’il dit, dans sa thèse de doctorat, que les opinions des historiens ne constituent pas des vérités scientifiquement établies. J’ajoute de mon côté que les souvenirs de ceux qui ont vécu des évènements et qui divergent avec les convictions d’historiens, sont également contestables puisqu’on ne peut pas exclure qu’ils aient été altérés avec le temps. Cela surtout si quelque 70 ans se sont écoulés depuis les évènements discutés.

Voici maintenant la citation:

À l’automne 1940 le «Gouvernement de fait» qu’était la Commission administrative, ainsi que les administrations qui lui étaient, en principe, subordonnées en vinrent à la conclusion que les Allemands avaient gagné la guerre, qu’il n’y avait pas d’alternative à l’annexion et qu’il fallait par conséquent s’adapter et obéir aux ordres de l’Etat qu’ils devaient servir.

La plus lourde responsabilité que porte la Commission administrative est d’avoir accepté, sans contestation, l’ordre du Gauleiter de ne pas permettre aux «Juifs» originaires du Luxembourg de rentrer chez eux.

Cet extrait comporte 4 affirmations selon lesquelles, au début de l’occupation et notamment en automne 1940:

1) la Commission administrative et l’administration publique luxembourgeoise ont considéré que l’Allemagne avait gagné la guerre;

2)qu’il n’y avait pas d’alternative à l’incorporation du pays dans le 3me Reich;

3) qu’il fallait obéir aux ordres allemands;

4)que la Commission n’a pas contesté l’ordre allemand de ne pas permettre aux Juifs luxembourgeois ayant fuit l’invasion allemande de retourner chez eux.

Ajoutons une cinquième affirmation du rapport Artuso, reprise telle qu’elle par Serge Klarsfeld à la fin de la page 15 de sa préface:

5) que la Commission ne se considérait pas comme la représentante du Gouvernement en exil mais comme son successeur.

Ces affirmations sont acceptées par la plupart des historiens luxembourgeois nés bien après la guerre. Ils contredisent ainsi leurs prédécesseurs ayant vécu les évènements, tel Gilbert Trausch. Près de 70 ans après la guerre, aucun de ces historiens n’est encore à même de réagir, de défendre ses vues. Il reste cependant de nombreux survivants, non historiens mais témoins directs de l’époque. Le soussigné, suite à des entretiens avec de tels témoins, tous concordants, se sent autorisé de s’exprimer aussi en leur nom.

——–

Après ces préliminaires, que dit Serge Klarsfeld à propos de ces 5 affirmations? Et que faut-il en penser?

1) Vers la fin de 1940, la Commission l’administration publique luxembourgeoise ont accepté comme définitive la victoire allemande.

Je ne sais pas quelle fut, à ce sujet, l’opinion des différents membres de la Commission. Serge Klarsfeld ne se prononce guère à ce sujet.

Je sais par contre que dans mon entourage, c’est à dire dans ma famille, parmi les amis de mes parents, parmi mes camarades de classe à l’Athénée, personne n’a dit accepter comme acquise la victoire allemande. Cela ni en 1940 ni pendant toute l’occupation. Ce que les gens pensaient dans leur for intérieur, personne ne peut l’affirmer mais on ne peut pas exclure que d’aucuns se soient demandé, avec anxiété, ce qui leur adviendrait en cas de victoire allemande.

Reste évidemment qu’il y avait aussi des Luxembourgeois convaincus de la victoire allemande et dont beaucoup, mais pas tous, se ralliaient publiquement à la cause allemande.

Si d’aucuns craignaient néanmoins, in catimini, que cette victoire était probable, ou du moins possible, personne ne l’a dit en ma présence. Je suis dès lors un peu désemparé en écoutant quelqu’un, né bien après la guerre, affirmer qu’en 1940 les Luxembourgeois avaient majoritairement accepté, avec plus ou moins de regret, que les Allemands avaient gagné la guerre. En sait-il davantage que ceux qui vécurent les évènements d’alors?

Dans mes mémoires publiées en 2014, je me suis longuement exprimé à ce sujet. J’ajoute ici que je souhaiterais que les jeunes Luxembourgeois d’aujourd’hui essayent de se mettre dans la peau de leurs prédécesseurs et se demandent quelles auraient été leurs réflexions en recevant l’ordre de joindre la «Wehrmacht».

Obéir à ces ordres signifiait courir le risque d’être tué ou blessé au front de l’Est, le risque aussi de devoir tirer sur des soldats alliés.

Ne pas obéir signifiait accepter que la famille fut déportée et que tous les biens familiaux soient confisqués. Au cas où le lieu où on se cachait était découvert, on risquait d’être fusillé ou d’être incarcéré dans les geôles allemandes. Ceux qui avaient caché des déserteurs, si découverts, prenaient au moins le risque de leur déportation avec toute leur famille ainsi que de la perte de tous leurs biens.

Que l’on prenne ensuite connaissance du nombre de ceux qui n’ont pas obéi à la convocation allemande ou qui ont déserté et qu’on se demande quel aurait été leur sort en cas de victoire allemande. Que l’on pense aussi à ceux qui cachaient ces jeunes et le nombre élevé de ceux qui étaient forcément au courant de ces cachettes et susceptibles de commettre des indiscrétions fatales.

En prenant le parti de déserter ou de cacher des réfractaires, pouvait-on sérieusement douter de la victoire alliée?

J’ai assisté, à l’époque, à des discussions au cours desquelles nous nous interrogions sur la décision qu’il nous fallait prendre en cas d’appel sous les armes. Je ne me rappelle pas que quelqu’un ait alors envisagé la possibilité d’une victoire allemande.

2) il n’y avait pas d’alternative à l’incorporation du pays dans le 3me Reich.

Le rapport Artuso affirme que la Commission a longtemps essayé de sauver, autant que possible, la souveraineté luxembourgeoise. Dont acte.

Il est bien possible qu’avec la venue du Gauleiter et le refus de Berlin de servir d’interlocuteur, la volonté allemande d’incorporer notre pays au Reich parut inéluctable à la Commission.  Se rendre compte de cette volonté ne signifia pas d’en accepter les conséquences et moins encore de considérer comme définitive la victoire allemande. Il fallait cependant tenir compte de la volonté d’annexion des Allemands et de l’impossibilité de la contrecarrer efficacement, c’est l’évidence même.

Serge Klarsfeld ne me semble pas avoir commenté ce point qui ne touche qu’indirectement au sort des Juifs à Luxembourg.

3) il fallait obéir aux ordres allemands;

Du moment qu’il fut évident que le Gauleiter avait reçu d’Hitler carte blanche pour mettre en pratique l’incorporation du pays dans son «Gau Moselland» et par conséquent dans le Reich allemand, la Commission administrative n’a, en effet, probablement plus eu d’influence sur le cours des choses. D’ailleurs, elle fut ensuite dissoute par l’occupant.

Aurait-elle du prendre les devants, démissionner?

Ne risquait-elle pas alors que cela soit interprété comme une acceptation de cet «Anschluss»? Le faire en protestant comporta le risque de graves conséquences personnelles pour les membres de la Commission sans apporter de grands avantages à la cause luxembourgeoise.

Peut-on leur reprocher de ne pas avoir eu une vocation de martyre?

Il serait intéressant de connaître l’appréciation des historiens luxembourgeois sur de telles questions. Qu’auraient-ils fait? Qu’aurais-je fait? Je l’ignore.

4) la Commission n’a pas, dès le début, contesté l’ordre allemand de ne pas permettre le retour au pays aux Juifs luxembourgeois ayant fuit l’invasion allemande.

Il s’agit-là d’un fait qui soulève, d’une façon générale, la question de l’appréciation du comportement de la Commission face à la détermination allemande de rendre le Luxembourg «judenfrei», de faire partir vers l’Ouest, avant tout vers la France, les Juifs pris chez nous dans les filets nazis. Le rapport Artuso rend ici hommage aux efforts du Gouvernement en exil de venir en aide à ces malheureux, spoliés de tous leurs biens, de les aider à passer au Portugal. Le rapport critique par contre l’action de la Commission dans ce domaine.

Le rapport affirme, en même temps, qu’en 1940 et au début de 1941, le départ vers l’Ouest était le seul moyen d’échapper au sort réservé aux Juifs restés aux mains allemandes. Le Consistoire encouragea ces départs et remercia la Commission de son aide. Platt Waller, le consul américain, fit ce qu’il put.

Eviter que les juifs réfugiés en France retournent au pays paraît ainsi avoir été une mesure salvatrice. En faire un reproche à la Commission surprend.

Il est intéressant de citer ici Serge Klarsfeld qui dit, à la page 16 de sa préface et après avoir mentionné le fait que des listes d’enfants juifs furent dressées par les communes à l’intention des Allemands:

Ce qui me semble essentiel est le sauvetage ou la perdition des Juifs, quelque soit les conditions qui encadrent une issue favorable ou non à leur sort. Le cas du Luxembourg est assez exceptionnel puisque la volonté allemande entre mai 1940 et octobre 1941 est de parvenir à faire quitter le territoire luxembourgeois à un maximum de Juifs. La Commission en est consciente: les Juifs aussi qui souhaitent partir aussi loin que possible des Allemands qui occupent le pays et sont entrain de l’annexer. C’est le seul exemple à mon avis d’une communauté dont les dirigeants sont lucides sur le danger mortel qui les menace tous et qui va intelligemment tirer partie d’une situation exceptionnelle: le service chargé de délivrer des sauf-conduits pour quitter le territoire est dirigé par un Allemand antinazi: le Reich veut encore se débarrasser des Juifs par l’émigration. Comment la mettre en œuvre au maximum et par n’importe quels moyens? Par les sauf-conduits, par le franchissement clandestin des frontières avec la complicité active des militaires allemands, par l’achat frauduleux de vrais ou faux visas sud-américains, par la subordination de douaniers…

Dès le 8 et le 14 août deux convois comptant au total 108 Juifs escortés par un officier feldgendarm traversent la France et la Belgique à bord d’autocars et parviennent à Lisbonne ou réside alors le Gouvernement luxembourgeois en exil. Un contact positif est établi. Entretemps une délégation du Consistoire se rend à Anvers avec l’accord des Allemands et achète au consul du Cuba des faux visas qui permettent de constituer de nouveaux convois vers le Sud. Des transports continuent à s’organiser.

Au total 1500 à 2000 Juifs ont fui le Luxembourg en mai 1940 pendant l’Exode jusqu’en octobre 1941. 1450 Juifs parviendront à quitter le Luxembourg dont au moins 600 seront à l’abri pendant la période de déportation: le reste essayera de survivre en France d’où environ 200 seront déportés. Cette émigration sous l’impulsion allemande a été facilitée par la Commission qui a fait des démarches pour obtenir des visas espagnols et portugais aux réfugiés juifs.

Le rapport de Vincent Artuso met en doute les raisons ayant incité Albert Wehrer à favoriser immédiatement, dès mai 1940, ces départs. A l’heure où nombreux étaient ceux qui refusaient de tendre la main aux Juifs, on ne peut qu’être sensible au soutien de la Commission à leur fuite organisée.

Pour finir, et toujours à propos de l’empêchement du retour des réfugiés juifs, jugé coupable dans le rapport Artuso, voici des extraits de la dernière page de la preface de Serge Klarsfeld:

Un point particulier me paraît avoir été laissé de côté mais qui a son importance si l’on compare avec tous les pays ou la Solution finale a été mise en œuvre: les Juifs n’ont pas été arrêtés par la police luxembourgeoise… Dans tous les autres pays la police locale a été impliquée directement. Cela méritait à être signalé.

Et enfin:

«Ainsi les Etats certainement les moins impliqués en Europe (la Belgique et le Luxembourg, note JH) présentent des excuses et demandent le pardon. Nous leur en sommes profondément reconnaissants.»

5) La Commission ne se considérait pas comme la représentante du Gouvernement en exil mais comme son successeur.

Le Gouvernement, en fuyant les troupes allemandes, avait clairement choisi son camp. Apparaître aux yeux des Allemands comme son représentant impliquait de se ranger également dans le camp anglais, de perdre dès lors aux yeux de l’occupant toute utilité comme interlocuteur.

Je ne crois cependant pas que la Commission se soit vraiment considérée comme «Gouvernement». Elle a cependant du se présenter aux Allemands comme «Gouvernement de facto», comme seul interlocuteur luxembourgeois valable ou disponible des Allemands. Le Gouvernement en exil, lui, se présenta évidemment à l’Angleterre comme Gouvernement légitime de notre pays.

Je ne crois pas que l’une ou l’autre de ces deux entités ait jamais désavoué la légitimité ou l’utilité de l’autre: à problème exceptionnel, solution exceptionnelle!

À l’époque cette situation ne me semble pas non plus avoir posé de problème aux Luxembourgeois: à Londres on était une victime d’une agression allemande inacceptable, à Luxembourg on pouvait continuer à se prévaloir, vis à vis des Allemands, de notre neutralité statutairement «éternelle»!

Je ne dirais donc pas que la Commission se «considérait» comme successeur mais plutôt qu’elle était forcée d’agir comme si elle était le successeur du Gouvernement en exil. Et je ne serais pas étonné si les membres de la Commission avaient soigneusement évité de laisser une quelconque documentation ou trace de cette ambiguïté, étant presque certains que les Allemands auraient bientôt accès aux archives luxembourgeoises.

Serge Klarsfeld semble ici avoir accepté la thèse du rapport Artuso, comparant la Commission à Vichy. Rappelons que Vichy se considéra comme allié de l’Allemagne, que Pétain a durci de sa propre main un projet de loi défendant en zone libre aux Juifs l’accès à de nombreuses professions.

Pétain ne fut pas, comme Wehrer, mis en prison par les Allemands, il le fut, après la guerre, par les Français!

Epilogue

La préface de Serge Klarsfeld contient de nombreuses autres informations qui mériteraient d’être évoquées. Le but de la présente se borne cependant à attirer l’attention au fait que Klarsfeld, sur des points importants, a une autre vue sur l’action de la Commission administrative que le rapport qu’il a préfacé.

Ci-après ce que je retiens personnellement au sujet d’Albert Wehrer, si sévèrement critiqué par Vincent Artuso:

En 1940 le Gouvernement de Pierre Dupong confia le pays à une commission présidée par Wehrer. Celui-ci était donc considéré alors comme «primus inter pares» des hauts fonctionnaires luxembourgeois. Le Gouvernement d’après guerre, également présidé par Pierre Dupong, fît de Wehrer l’ambassadeur du Luxembourg auprès des vainqueurs à Berlin. Lors de la création de la CECA il fut le membre luxembourgeois de la Haute Autorité.

De son vivant Albert Wehrer fut respecté, fut considéré comme un serviteur fidèle de son pays, comme un grand commis.

La préface de Serge Klarsfeld apporte ainsi, à mon avis, des corrections nuancées certes, mais utiles, au rapport de Vincent Artuso.

JH, le 30 janvier 2016

2 réflexions sur « 1.04 Serge Klarsfeld et le rapport Artuso »

  1. FRECHARD Raphaël

    Bonjour Jean,

    Chronique très intéressante.
    Nous nous réjouissons de vous revoir le 14 juin prochain.
    Cordialement,

    Raphaël -gendre de Michel- (et Véronique)

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