1.03 L’histoire nationale mise en cause

Le film “Eng näi Zäit”.

Suite à la parution du film «Eng nei Zäit», voici une appréciation de sa qualité artistique et de sa pertinence en tant que documentaire de notre pays après sa libération.

Depuis quelque temps on assiste à un courant d’opinion mettant en cause le récit de notre histoire nationale pendant la dernière guerre et l’immédiat d’après-guerre. Des historiens de l’Université du Luxembourg sont à l’origine de ces vues révisionnistes.

Les principales affirmations ou thèses ainsi avancées sont les suivantes.

  1. Au début de la guerre, la majorité des Luxembourgeois, face au conflit armé, a été attentiste, prête à se joindre au camp victorieux. Ce n’est que plus tard, après la débâcle de Stalingrad, qu’un sentiment en faveur des alliés s’est généralisé.
  2. Après la Libération, afin de faire admettre le pays à la table des vainqueurs, les élites luxembourgeoises ont occulté le comportement peu reluisant de leurs compatriotes, mensonge entretenu depuis lors. Le récit officiel de cette période de notre histoire nationale n’est donc qu’un mythe. Après la guerre, la collaboration avec les Allemands a été un sujet tabou.
  3. Les Luxembourgeois se sont ralliés à cette façon de voir et maintiennent depuis lors que, pendant la guerre, une majorité de la population ait activement résisté à l’occupant.
  4. Tout le monde ayant résisté, le sujet de la collaboration était devenue taboue.

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Ces affirmations ont trouvé un large écho et nombreux sont les Luxembourgeois, nés bien après la guerre, à en admettre, pour le moins, un fonds de vérité.

Un film qui vient de sortir et qui porte le titre significatif “Eng nei Zäit” (Une ère nouvelle), est représentatif de cette attitude. J’ai vu ce film et voudrais en parler brièvement avant d’aborder les trois affirmations relevées ci-dessus.

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J’ai donc vu le film et je l’ai trouvé réussi. Par ses décors il évoque, pour ceux ayant vécu les évènements d’alors, de poignants souvenirs. Les acteurs sont convaincants. Cela à tel point que le film prend des allures de documentaire alors qu’il ne s’agit, selon ses auteurs, que d’une fiction.

Qu’il s’agit d’un film de fiction est corroboré par la description qui y est faite de la société luxembourgeoise après sa Libération. En effet, les principaux personnages du film, à l’exception du chef de la Sûreté et, peut-être, du bourgmestre, ont tous commis pendant la guerre des actes peu glorieux, pis peut-être, alors qu’ils sont censés avoir été de bons Luxembourgeois.

De telles personnes ont dû exister, le contraire serait étonnant. Combien étaient-ils: un sur vingt, un sur cinquante, un sur cent? Comment le savoir? Dans le film ils le sont pratiquement tous.

Quant aux deux “officiels”, conformément à une des thèses citées en haut, ils s’opposent à ce que la vérité soit connue.

La probabilité qu’un tel aréopage ait existé à l’époque doit s’approcher de zéro. Tant pis: dans le film l’idéologie, les thèses à prouver prennent le dessus sur de telles considérations. Et l’impression est créée qu’il s’agit d’une situation représentative de la société luxembourgeoise d’alors.

J’avais 18 ans à l’époque, c’est à dire en 1945. Mes souvenirs sont vivaces. Ils sont corroborés par les entretiens que j’eus avec des amis et connaissances qui ont vécu, comme moi, les évènements d’alors. Je crois donc être raisonnablement certain de ne pas me tromper en affirmant que la réalité fut autre.

Bien sûr, il n’y a rien à redire à ce qu’un film, qu’une pièce de théâtre ou un roman racontent des histoires n’ayant qu’un rapport éloigné avec l’époque dans laquelle elles sont censées se dérouler. Il en est autrement si, comme le titre du film et sa promotion le suggèrent, on prétend refléter ce qui, il y a plus de 70 ans, s’est réellement passé.

Revenons donc aux affirmations principales des novateurs de notre histoire nationale.

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  1. L’attitude des Luxembourgeois.

L’affirmation d’une attitude attentiste de la part des Luxembourgeois au début de la guerre est supposée prouvée par le fait qu’ils furent nombreux à rejoindre les organisations rapidement mises en place par l’occupant. Il s’agit surtout de la VDB (Volksdeutsche Bewegung), de la HJ (Hitlerjugend) et du BDM (Bund deutscher Mädchen).

Je ne vois aucune difficulté à admettre qu’après des hésitations initiales, de très nombreux Luxembourgeois aient rejoint ces organisations.

Pendant l’occupation on ne pouvait exercer une fonction publique si l’on n’était pas membre de la VDB. On ne pouvait faire des études autres qu’élémentaires si on n’était pas membre de la HJ ou du BDM. Mes professeurs à l’Athénée, tous de bons Luxembourgeois, étaient ainsi membres de la VDB. Et tous les membres de ma classe à l’Athénée étaient membres de la HJ alors que, je l’affirme haut et fort, nous étions unanimes dans nos sentiments antiallemands.

Seul le secteur privé, tels les commerçants ou les artisans, subissait une moindre pression à rejoindre le VDB, encore que cela ne s’appliquait pas aux profession assermentées telle celle des avocats ou de ceux exerçant des fonctions dirigeantes dans les entreprises.

Les ouvriers, les employés de nos grandes sociétés sidérurgiques n’échappaient pas non plus à une pression verbale violente, les sommant d’adhérer aux mouvements nazis.

Les fonctionnaires avaient besoin de leur traitement. Le personnel de la sidérurgie aussi. Et à quoi cela aurait-il servi si pendant la guerre plusieurs classes d’âge de Luxembourgeois avaient été exclues de tout enseignement autre qu’élémentaire?

Les irréductibles qui refusèrent de céder à la pression allemande de rejoindre le VDB furent nombreux à être déportés avec leurs familles et dessaisis de tous leur biens. Il en fut aussi des famille ayant adhéré au VDB. Preuve que les Allemands n’étant pas dupes de la valeur réelle des adhésions au VDB.

N’échappaient à la pression allemande que peu de gens, parmi eux les rares ayant les moyens de vivre sans occupation rémunérée, ne se trouvant dès lors pas dans le collimateur direct de l’occupant.

Après des hésitations initiales, l’appartenance à ces organisations avait été admise comme un pis-aller, permettant de survivre en attendant que le cauchemar s’évanouisse.

À voir la satisfaction de ceux qui, croyant aujourd’hui que l’appartenance aux formations nazies pendant l’occupation aurait été une preuve de l’attitude au moins attentiste des Luxembourgeois de l’époque, je me demande quelle aurait été leur comportement s’ils s’étaient trouvés dans la situation qu’affrontaient, il y a plus de 70 ans, leurs prédécesseurs.

Je l’ai dit ailleurs: dans ma famille, parmi mes connaissances, parmi le personnel de notre magasin, il n’y eut aucun pro allemand. Vers la fin de la guerre six réfractaires étaient cachés dans une dépendance de Lassner. Ils étaient ravitaillés presque journellement par la charrette à bras du magasin. Tout le personnel était au courant, les Allemands n’en ont rien su.

Cela ne fut pas exceptionnel.

  1. La conspiration des élites.

Les novateurs de notre histoire nationale affirment qu’après la Libération, les “élites” du pays aient voulu jeter un voile pudique sur le comportement réel de leurs compatriotes pendant la guerre, aient voulu faire oublier leur attentisme, voire leur collaboration avec l’ennemi.

Le sujet de la collaboration, devenu gênant parce que dérangeant l’image d’Épinal ainsi faussement créée, serait alors devenue un tabou. Cette conspiration aurait eu la vie tellement dure qu’elle serait encore aujourd’hui à la base de l’histoire officielle de l’époque.

Pendant plus de 70 ans nos historiens, nos journalistes, les milieux politiques, toutes couleurs confondues, nous auraient ainsi conduits en bateau sans qu’on s’en aperçoive. Et que dire des Luxembourgeois ordinaires qui, ayant vécu les évènements, ont apporté leur appui à ce mensonge? Tous complices?

Et cela pendant plus de 70 ans, quelle performance, quelle solidarité! Et quel sujet de méditation pour ceux qui s’interrogent aujourd’hui sur l’identité nationale luxembourgeoise!

Je suis profondément convaincu du mal fondé de toutes ces affirmations. Je n’y vois d’explication honorable que la difficulté de se mettre aujourd’hui dans l’ambiance de l’époque, de se rendre compte des conditions qu’on subissait alors.

  1. Tous des résistants, actifs par surcroît?

Une affirmation particulièrement irritante des partisans d’une nouvelle mouture de l’histoire de notre pays consiste à affirmer que les témoins de l’époque soutiendraient que la majorité des Luxembourgeois avait résisté activement à l’occupant.

Qu’on dise qui a soutenu à l’époque, qui soutient depuis lors cette idée saugrenue d’une résistance active générale, répétée «gebetsmühlenartig» par ceux qui affirment que la résistance contre les Allemands n’est qu’un mythe. Je ne connais personne ayant soutenu un tel propos avec l’exception de Pierre Dupong. À l’époque le Président du gouvernement, revenu d’exil, a en effet déclaré à la Chambre que tous les Luxembourgeois, ou presque tous, s’étaient comporté admirablement pendant l’occupation.

Il faut supposer que notre premier ministre, réagissant aux reproches selon lesquels les membres du gouvernement en exil n’auraient rien compris à ce que les Luxembourgeois avaient enduré pendant la guerre, voulait s’en débarrasser une fois pour toutes, d’où cette déclaration que les Luxembourgeois avaient tous résisté activement à l’occupant.

Rares étaient cependant ceux qui, à l’époque, prenaient Pierre Dupong à la lettre. On savait qu’une grande majorité des Luxembourgeois avait été viscéralement opposée aux Allemands. Et, bien sûr, on savait que seule une minorité leur avait résisté activement. Et on ne savait que trop bien aussi qu’une autre minorité avait penché du côté allemand, certains ayant même activement soutenu l’occupant.

  1. La collaboration était devenue un sujet tabou.

Après la Libération on traquait les “inciviques”. C’était le temps de “l’épuration”, aussi sujette à critiques mais un sujet certainement pas cachée, bien au contraire, ni alors ni plus tard. En aucun cas on aurait, en 1945, accepté de passer l’éponge sur un comportement que l’on estimait méprisable, de le cacher. La liberté de parole enfin retrouvée, on en parlait abondamment.

Comment prétendre alors que la collaboration fut un sujet tabou?

Réflexion suggérée

Si les Luxembourgeois d’aujourd’hui se demandent quelle fut l’attitude réelle de leurs aînés pendant la dernière guerre, je les invite à se mettre dans la peau de ceux qui, à l’époque, étaient dans l’attente de leur “Gestellungsbefehl”, de l’ordre les sommant de rejoindre d’abord “l’Arbeitsdienst”, la “Wehrmacht” ensuite.

La question de savoir comment réagir face à cette perspective tant redoutée était le sujet de discussions, d’interrogations fréquentes et anxieuses entre nous.

Un argument primordial ne fut pourtant, à ma connaissance, jamais évoqué. C’était de nous demander quelle serait notre situation si nous n’obéissions pas aux ordres allemands et, en tant que réfractaires, cachés dans les combles d’une ferme ou terrés quelque part dans une forêt ou une galerie souterraine abandonnée, nous serions un jour confrontés à la victoire finale de l’Allemagne.

L’idée que l’Allemagne puisse gagner la guerre était tellement impensable que nous ne l’envisagions même pas à moins que, c’est possible, pour certains évoquer cette perspective était tellement sinistre que devenue inavouable. À l’époque, la victoire allemande fut pourtant encore une possibilité réelle.

Lorsqu’on porte un jugement sur le comportement des Luxembourgeois pendant l’occupation allemande, il convient finalement de ne pas oublier qu’à l’encontre d’autres nations, le pays n’avait guère de tradition militaire, qu’il ne partageait pas, comme les Belges et les Français, le souvenir d’une résistance armée victorieuse contre l’envahisseur allemand.

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Où va mener cette controverse ?

Lorsque M. Vincent Artuso publia, en 2011, son article “Dépasser le mythe national”, mettant en doute la réalité de la résistance du pays contre l’agresseur allemand, j’étais abasourdi par le silence de nos historiens face à ce que j’estimais être un affront à la mémoire des victimes de l’oppression allemande.

J’ai été soulagé lorsque ce silence fut enfin brisé. Les “novateurs de l’histoire nationale”, à leur tour, viennent de signaler leur ouverture au dialogue, “personne ne détenant la vérité absolue”.

La discussion n’est donc pas close. Elle ne sera pas facilitée par le fait qu’il est difficile, voire impossible de se rendre compte, aujourd’hui, de l’ambiance de l’époque, de la brutalité des menaces, de l’omniprésence de la propagande allemande.

Henri Wehenkel a dit son espoir que la recherche de la vérité puisse un jour être menée à bien sous l’égide d’un organisme neutre, indépendant du Gouvernement et de notre Université.

On comprend les conditions ainsi mises à cette recherche et on voudrait partager l’espoir qu’elle réussisse. Je doute cependant que le jour où les faits auront été «scientifiquement» établis, on puisse tomber d’accord sur leur signification, sur leur interprétation.

En effet, si établir et documenter les faits est œuvre scientifique, en juger ne peut que refléter l’opinion des commentateurs, rester œuvre subjective.

JH, en novembre 2015

Une réflexion sur « 1.03 L’histoire nationale mise en cause »

  1. FISCHBACH Jean

    Il me semble que tous les récits de cette sinistre époque, pas même les morts de Lidice et Oradour, n’empêchent de nos jours que la brutalités du systême de l’époque soit sous-estimée par les petits-enfants de ceux qui l’ont vecus. Enfants gâtés par 70 ans de paix et d’abondances.

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