1.11 Une interview révélatrice

Henri Wehenkel, au-dessus des querelles partisanes.

Réaction à une interview de l’historien Henri Wehenkel par le “Lëtzebuerger Land”.

Dans le “Lëtzebuerger Land” du 22 décembre 2017 a paru la deuxième partie d’une interview d’Henri Wehenkel dans laquelle l’historien commente, entre autres, ses recherches sur le comportement des Luxembourgeois sous l’occupation allemande. Y sont évoqués des sujets aujourd’hui controversés tels la résistance et la collaboration. Leur appréciation par la plupart des historiens luxembourgeois d’aujourd’hui m’a souvent parue mal tenir compte de la situation dans laquelle se trouvaient alors les Luxembourgeois. Les propos d’Henri Wehenkel me paraissent apporter un éclairage salutaire à cette perception.

L’interview donnée par Henri Wehenkel m’a ainsi mené à revisiter la controverse entre ceux qui ont vécu les évènements d’alors, qu’ils aient été historiens ou simples témoins, d’une part, et certains historiens d’aujourd’hui de l’autre.

Pour ce faire, voici, en résumé, une sélection des dires et questions du journaliste ayant conduit l’interview (L.L.) et les réponses de Henri Wehenkel (H.W.), ces extraits étant résumés et non pas textuels.

L’entretien fut introduit par un «statement» du journaliste qui en dit long sur son attitude:

L.L. : «Après la guerre, une historiographie conservatrice, voire officielle a empêché une interprétation sereine des années de guerre».

Ce reproche a priori rejoint l’affirmation qu’après la Libération un complot des élites aurait essayé de faire croire aux Alliés que la grande majorité des Luxembourgeois avait activement résisté aux Allemands. Cela aurait mené à une véritable doxa faisant que les Luxembourgeois ayant vécu les évènements y croiraient toujours.

A ma connaissance le seul à avoir dit que la majorité des Luxembourgeois avait activement résisté à l’occupant fut Pierre Dupong qui, à la Chambre des députés, voulait ainsi faire taire les critiques envers le Gouvernement en exil. Les nationalistes les plus acharnés ne pensaient pas telle chose, savaient que c’était faux. Mais cela fît plaisir.

Laissant de côté cette étonnante théorie de complot que je m’explique par l’irritation de ses auteurs devant ce qu’ils considèrent comme une glorification exagérée du comportement des Luxembourgeois pendant l’Occupation, je conteste l’affirmation que les anciens, dont je suis, seraient toujours de l’avis de Pierre Dupong.

Le mot-clef est ici «activement». À l’époque tout le monde savait que seule une minorité des Luxembourgeois avait résisté activement. Les risques impliqués étaient grands! Mais une large majorité avait été antiallemande.

Comment expliquer alors les affirmations contraires d’aujourd’hui?

Peut-être par le désir d’apporter un regard différent, «neuf», sur une époque-charnière de notre histoire nationale? L’incompréhension de la mentalité d’alors, marquée par un nationalisme aujourd’hui devenu ringard?

En tout cas, pour le soussigné il s’agit d’affirmations, d’opinions et non pas d’évidences, et certainement pas de «vérités historiques».

Personnellement j’ai connu ou appris trop d’exemples de lâcheté pour avoir succombé à une telle illusion. Il en a été de même pour mes camarades, aujourd’hui presque tous disparus qui, j’en suis sûr, auraient haussé l’épaule en entendant parler d’un tel complot. Que l’on était fier, en général, du comportement des Luxembourgeois pendant l’Occupation et que l’on ne s’en cacha pas, me paraît cependant plus que probable et normal.

Il est vrai que Pierre Dupong a fait, en 1944 et à la tribune de la Chambre des députés, une déclaration affirmant que la résistance luxembourgeoise fut à la fois active et générale. J’avais 17 ans à l’époque et je me rappelle bien de ce discours relayé par la presse. Pour moi, il était évident qu’il s’agissait d’une déclaration de l’ancien chef du Gouvernement en exil auquel on reprochait de ne rien avoir compris à ce que les Luxembourgeois avaient vécu pendant la guerre et de vouloir reprendre le jeu politique d’avant guerre sans tenir compte de l’évolution des mentalités luxembourgeoises.

Nullement dupe de ses propos, Dupong voulut probablement faire taire ces critiques. Sa déclaration ne fut d’ailleurs pas contestée, fit même plaisir, mais ne fut cependant guère prise à la lettre. Il s’agissait d’un discours à caractère électoral, de politique intérieure. En conclure aujourd’hui qu’il reflétait un consensus général me paraît osé et erroné. Il est cependant probable qu’il y avait aussi des voix concordantes. Je me rappelle ainsi d’un professeur qui ne trouvait pas assez de mots pour glorifier l’héroïsme des Luxembourgeois. Pendant la guerre, je l’avais soupçonné sinon de sympathies pros allemandes, mais alors d’une grande peur de paraître à leurs yeux comme anti allemand.

Continuons.

H.W. : Dans l’après-guerre, l’utilisation des archives allemandes a conduit parfois à la fausse conclusion d’une complicité de certains Luxembourgeois avec les nazis.

J’ai été heureux de lire cette réponse d’Henri Wehenkel à une question de L.L. Il est bien sûr certain que pendant l’occupation du pays, des Luxembourgeois ont adhéré à l’idéologie nazie, que ce soit par intérêt ou par conviction. Ce que Wehenkel trouve effarant, et on le comprend, c’est que des historiens accusent aujourd’hui uniquement sur la base d’archives allemandes des Luxembourgeois de complicité avec l’occupant.

Des lettres, des demandes, des suppliques même ont dû être adressées aux autorités allemandes, surtout au début de l’Occupation, entre autres par la Commission administrative. Il est évident que si l’on voulait qu’une telle requête réussisse, il fallait éviter d’offusquer l’interlocuteur. Les reproches adressés aujourd’hui aux autorités luxembourgeoises encore en place au début de l’Occupation, qui voulaient sauver un minimum d’autonomie pour l’administration luxembourgeoise, sont tout simplement injustes.

H.W. : Si on veut savoir ce que Joseph Bech, Victor Bodson ou Albert Wehrer ont pensé, il ne sert à rien de relire les interviews qu’ils ont données. Il faut aller bien plus bas à la pêche d’informations.

On veut bien croire que ces trois hommes politiques n’ont pas révélé tout ce qu’ils ont pensé ou même fait. Ce n’était pas exceptionnel de leur temps, ce ne l’est pas non plus aujourd’hui.

L’affirmation de Henri Wehenkel selon laquelle il faut chercher certaines vérités en fouillant à des niveaux plus bas me paraît donc pertinente. La preuve trouvée par lui que Joseph Bech décidait d’une façon irrégulière et secrète de l’expulsion d’étrangers indésirables, en est un exemple.

Cela me fait penser à une question parlementaire que, jeune député, j’avais posé à Pierre Werner au sujet de la remise forcée, peu après la guerre, de réfugiés russes aux Soviétiques. Ces opérations s’étaient déroulées ouvertement et furent le sujet de beaucoup de réactions. Pierre Werner a répondu que les archives gouvernementales ne contenaient aucune mention de telles expulsions.

Pas étonnant !

L.L. : Vous (Henri Wehenkel) aviez esquissé un programme de travail pour dépasser la dichotomie collaboration-résistance …

Henri Wehenkel n’a apparemment pas directement répondu à cette remarque qui m’amène cependant à dire ceci :

Wehenkel qualifie de “collaborateur” le comportement, en 1940, des autorités luxembourgeoises, terme dénué pour lui de tout jugement moral tout comme, si j’ai bien compris, est pour lui le terme de “résistance”.

Attitude neutre d’un historien se refusant de mêler ses sentiments personnels aux faits.

Tel n’a été le cas pour moi pour qui les termes de «collaboration» et de «résistance» restent chargés de sentiments et de souvenirs. D’où mon effroi, lorsque j’ai lu dans le «Lëtzebuerger Land», il y a des années de ça, un article de l’historien Vincent Artuso, traitant de “mythe national” la résistance des Luxembourgeois contre l’occupant nazi.

Ayant lu l’interview de Henri Wehenke, je crois comprendre maintenant que la signification de ces termes pour les Luxembourgeois pendant la guerre et l’après-guerre a évolué et n’est plus la même aujourd’hui,

Pendant la guerre un collaborateur était quelqu’un qui avait accepté que l’Allemagne allait gagner la guerre, qui n’éprouvait guère de problème à la perspective de devenir allemand. Cela ne signifiait pas nécessairement qu’il approuvait la persécution des Juifs ou l’existence des camps d’extermination, mais il s’en accommodait. Ce faisant, il se rendait bien compte que la plupart de ses connaissances avaient une attitude bien différente mais, en général, il ne les dénonçait pas. Pour les Luxembourgeois, un tel individu était “preisesch“.

N’étaient pas “preisesch” les Luxembourgeois qui cherchaient à trouver un “modus vivendi” avec l’occupant, leur permettant de survivre aussi bien que possible, qui ne résistaient que passivement aux efforts de germanisation de l’occupant, évitaient tout risque inutile mais gardaient l’espoir que le cauchemar nazi se termine un jour, que l’Allemagne perde la guerre.

Dans l’interview, le comportement, en 1940, de la Chambre des députés, du Conseil d’Etat et de la Commission administrative est qualifié par Henri Wehenkel de “collaborateur”. Pendant la guerre et aussi dans l’après-guerre, cela aurait paru grotesque aux Luxembourgeois, mais les mots ont apparemment changé de sens, rendant difficile le dialogue entre générations.

Si on accepte la signification du terme «collaboration» tel qu’employé par Wehenkel, toute l’Europe occupée par les Allemands pendant la dernière guerre mondiale, à de rares exceptions près, a ainsi «collaboré»!

Conclusion:

Si pour moi les jugements ou interprétations d’historiens n’ayant pas vécu des évènements sont sujets à caution, j’accepte volontiers que les souvenirs personnels de ceux les ayant vécus le soient également, qu’ils doivent être confrontés à d’autres témoignages, d’autres sources d’information. Mais réfuter en bloc et sans aucune preuve des témoignages pourtant concordants, ne me parait guère “scientifique”.

Le jugement porté aujourd’hui par certains sur l’attitude des Luxembourgeois pendant l’Occupation, l’acceptation officielle et sans réserve du rapport Artuso, me laissent ainsi un goût amer.

Les considérations terminologiques esquissées me font aussi revisiter, ne fusse que partiellement, mon interprétation de l’article de Vincent Artuso paru le 11 novembre 2011 dans le “Lëtzebuerger Land”, article qui m’avait profondément choqué et conduit à la rédaction de mes mémoires. Son titre “Dépasser le mythe national” revenait pour moi à mettre en doute l’existence même d’une résistance luxembourgeoise digne de ce nom.

Si le titre de l’article de Vincent Artuso avait été du genre, peu attrayant j’en conviens, mais bien plus précis, de “Dépasser le mythe national d’une résistance active d’une majorité de Luxembourgeois”, je n’aurais pas réagi aussi violemment que l’ai fait. Vu l’absence de réaction à ce que je considérais comme scandaleux, je dois assumer que l’intention de l’auteur avait bien été celle à laquelle j’avais réagi.

J.H., le 4 janvier 2018

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