Un complot enfin éventé.
La conviction des Luxembourgeois qu’ils avaient été, très majoritairement, du coté des Alliés pendant la dernière guerre mondiale serait due à un complot ourdi par les “élites”.
On se souvient de l’intérêt suscité par le rapport Artuso et de son approbation implicite par une motion votée unanimement par la Chambre des députés. Ce rapport rappelle non seulement les faits marquants de l’occupation de notre pays pendant la dernière guerre mondiale, en particulier le sort tragique des Juifs qui s’y trouvaient, mais contient également une appréciation critique du comportement des Luxembourgeois sous l’occupation et, en particulier, de celle de la Commission administrative chargée par la Chambre des députés et le Conseil d’état de pallier l’absence du Gouvernement parti en exil.
Dans son numéro du mois de mai 2017, le mensuel «forum» vient de publier sous le titre «Dépasser le tabou de la Résistance» un article de Vincent Artuso qui reprend, en les élargissant, certains thèmes de ce rapport.
J’ai personnellement vécu ces événements. Qu’il me soit permis de réagir à cet article.
Quant au titre «Dépasser le tabou de la Résistance»
Le 11 novembre 2011, le «Lëtzebuerger Land» avait déjà publié sous le titre «Dépasser le mythe national» l’appréciation de Vincent Artuso du comportement des Luxembourgeois sous l’occupation allemande des années 1940/44. Selon lui, après la libération un complot aurait été ourdi par une camarilla d’hommes politiques et de notables pour occulter le fait que, d’une part, les Luxembourgeois auraient attendu que la défaite allemande se précise avant de rallier la cause alliée et que, d’autre part, la collaboration des pouvoirs publics et de l’administration avec l’occupant aurait été réelle, c’est à dire, si j’ai bien compris l’auteur, spontanée, empreinte de bonne volonté. Le mythe d’une résistance collective aurait ensuite, après la Libération, été soutenu activement pour conduire à la fausse conviction que pendant l’occupation, la résistance du moins passive à l’Allemand aurait été générale.
Cette thèse est contraire à tout ce qu’ont écrit les historiens ayant vécu les années d’occupation, à leur tête Gilbert Trausch, elle est aussi contraire à mon vécu.
Ayant vécu l’occupation allemande, cette thèse me parut ahurissante, faisant peu de cas, entre autres, du recensement du 10 octobre 1941 et de la grève du 31 août 1942. Quant à l’affirmation qu’un tabou aurait ensuite frappé la collaboration, elle m’était tout aussi surprenante, contraire à la notoriété de ce comportement et de l’épuration qui s’en suivit après la Libération.
Mais venons-en maintenant à la description des faits par le rapport Artuso.
Les historiens luxembourgeois d’aujourd’hui ont eu accès à des archives qui ne furent pas toujours accessibles à leurs prédécesseurs. Ils ont pu déterrer des informations ignorées ou négligées pendant des années. Une œuvre utile et salutaire a ainsi été faite et continue à l’être par les historiens d’aujourd’hui. On a ainsi appris avec consternation des faits ignorés jusqu’à présent et qu’il faut pourtant connaître si on veut se faire une opinion de ce qui s’est passé chez nous pendant l’occupation allemande. Ces compléments d’information ne sont cependant pas contraires aux souvenirs de ceux qui ont vécu l’occupation allemande, le souvenir d’un rejet très général des velléités d’annexion allemande.
Ci-après maintenant l’essai de décrire les jugements ou opinions de Vincent Artuso contraires à mes souvenirs. Le lecteur est ainsi confronté à des opinions et jugements d’un témoin contraires à celles d’un historien né après la guerre. Le premier peut se targuer du support de ceux qui ont, comme lui, vécu les années d’occupation. Le second de l’approbation de nombreux confrères, nés comme lui bien après la guerre.
Voici deux points significatifs de ce désaccord je souhaite par ailleurs courtois et constructif.
Première assertion: «Pendant la Deuxième Guerre mondiale, l’Etat et les élites traditionnelles luxembourgeoises ont failli… »
Contrairement au gouvernement belge, notre gouvernement, en quittant précipitamment le pays à l’aube de la journée fatidique du 10 mai 1940, n’avait en effet pas laissé d’instructions pour la conduite à adopter en cas d’occupation du territoire national par un belligérant. C’est un reproche grave qui paraît justifié à beaucoup d’égards. Il ne s’applique cependant pas au comportement du gouvernement pendant son exil. Quant à l’assertion générale que l’Etat aurait failli à ses devoirs, il faudrait le justifier davantage. Veut-on dire par là qu’à la suite de la volonté des Nazis d’incorporer le Luxembourg à l’Allemagne, les fonctionnaires luxembourgeois auraient du quitter leurs postes, que les écoles auraient du s’arrêter de fonctionner, qu’il aurait du ne plus avoir de services publics luxembourgeois?
Ce serait méconnaître la situation d’alors. Les velléités annexionnistes ne se révélèrent que progressivement et il ne fallait pas créer un vide administratif risquant d’être rapidement comblé par l’occupant. Au contraire, il fallait essayer de maintenir, autant que possible, le caractère luxembourgeois de l’administration. Et il était souvent utile, pendant l’occupation, de trouver dans l’administration des répondants luxembourgeois plutôt que des fonctionnaires allemands!
Refuser de remplir ses tâches signifiait en plus pour un fonctionnaire de perdre son emploi, de courir le risque d’être dépossédé de tous ses biens, d’être déporté avec sa famille. Un refus collectif et général de maintenir le fonctionnement du pays aurait risqué, en plus, d’entrainer des sanctions telles que le pays ne s’en serait plus jamais remis. Une attitude suicidaire qu’à l’époque même les plus fervents résistants n’ont jamais envisagée.
Quant à la défaillance des «élites», un des thèmes favoris de Vincent Artuso, cette affirmation devrait, elle aussi, être étayée. Les dirigeants des grandes et moyennes entreprises, des services publics aussi, avaient d’autres responsabilités, couraient d’autres risques que les simples exécutants. Leur comportement était davantage visible, pouvait avoir davantage de conséquences personnelles. Aujourd’hui encore leur comportement est scruté et critiqué bien plus que celui des autres Luxembourgeois. Je n’ai cependant aucun souvenir d’une différence de patriotisme selon la classe sociale à laquelle appartenaient les Luxembourgeois. Bien au contraire, je me rappelle d’un sentiment très fort et général de solidarité nationale, transgressant les différences sociales.
Que l’on examine à ce propos la composition sociale des déportés, des emprisonnés. On constatera probablement que les «élites» y furent surreprésentées, corroborant l’affirmation qu’il couraient davantage de risques.
Deuxième assertion contestée: «Jusqu’il y a 10 ans, la version officielle maintenait que tous les Luxembourgeois avaient résisté, affirmation destinée à masquer la collaboration et à faire oublier que l’administration luxembourgeoise avait continué à exister, sous un vernis allemand, tout au long de la guerre.»
Je n’ai jamais eu l’impression qu’il existait, ni pendant ni après la guerre, une prétention que tous les Luxembourgeois aient résisté activementà l’occupant. Notre pays n’a jamais été peuplé que de héros et personne n’a sérieusement soutenu une telle prétention.
Il existait cependant un consensus général que la grande majorité des Luxembourgeois ne voulaient pas devenir allemands et cela du début jusqu’à la fin de l’occupation. Même les collaborateurs, les vrais, même l’occupant s’en rendaient bien compte. Il se peut, bien sûr, qu’après la guerre l’un ou l’autre, dans un élan élégiaque, se soit écrié «…les Luxembourgeois, comme un seul homme, se sont levés…», mais il n’y a jamais eu de doute que la résistance active, impliquant la prise volontaire d’un risque important, n’avait été le fait que d’une minorité.
Et voici maintenant une question soulevée par l’existence du rapport Artuso, question qui dépasse le cadre national: «Dans un débat historique, une hypothèse, une interprétation des faits, doit-elle être validée par le parlement?»
Selon moi, la réponse à cette question devrait être négative. Un parlement peut dire son avis sur n’importe quelle question, sur le sort des Arméniens lors de la Première Guerre mondiale aussi bien que sur la représentativité de Vichy lors de la deuxième. Ce sont des avis pouvant être justifiés, mais qui restent susceptibles d’être contestés même si proclamés par l’État.
Dans le cas particulier du rapport Artuso, qui a conduit à une résolution unanime de la Chambre des députés, le Gouvernement avait voulu que l’on établisse un rapport indépendant et neutre faisant la lumière sur le comportement des autorités luxembourgeoises pendant l’occupation. Ce faisant, les ministres ne furent pas nécessairement conscients que si, en matière d’histoire, il existe des faits incontestables, des «vérités scientifiques», mais que l’explication, l’appréciation de ces faits restent subjectives, sujettes à des correction : qu’il y ait eu une guerre en 1914/18 est une vérité historique, les causes de cette guerre resteront cependant à jamais discutables.
Franchement, je ne vois pas d’aréopage habilité à «valider» définitivement l’explication, l’appréciation ou l’interprétation des faits historiques qui, eux, sont solidement établis. Cette remarque s’applique, bien entendu, aussi aux témoignages de ceux ayant vécu des faits historiques, y compris ceux de l’auteur de la présente.
Dans le cas qui nous occupe, il se fait par exemple que des documents, retrouvés après le vote de la motion suscitée de la Chambre, établissent qu’en 1940 la Commission administrative a agi en accord avec le Consistoire israélite luxembourgeois, rendant largement caduques les accusations du rapport Artuso que ministres et députés, suivis en cela par beaucoup de citoyens, ont pourtant crues justifiées.
En 1940, les Allemands voulurent rendre le Luxembourg «judenfrei», voulurent chasser les Juifs vers l’Ouest, vers la France et, au-delà, vers le Portugal et les Amériques. Le Consistoire et la Commission administrative ont favorisé ces départs, estimant qu’il s’agissait d’une véritable voie de salut. Le comportement ultérieur de Vichy a malheureusement partiellement anéanti cet espoir, mais essayer en 1940 de contrer la volonté allemande de faire partir les Juifs aurait été la pire des politiques.
Jean Hamilius, le 1er juin 2017