Un commentaire bien curieux.
Conséquence de l’étonnante tendance d’historiens luxembourgeois, nés bien après la guerre, d’en contester les souvenirs de leurs ainés qui, pourtant, en avaient été les témoins : dans le “Luxemburger Wort” du 6 octobre 2016 se trouve un article dont les auteurs sont Elisabeth Hoffmann et Benoît Majerus, deux historiens de l’Université du Luxembourg.
L’intitulé en est le suivant:
3 mol lëtzebuergesch – “Nation branding” avant la lettre?
Le 10 octobre 1941 dans la mémoire collective luxembourgeoise.
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Le 10 octobre est une date significative dans l’histoire contemporaine luxembourgeoise. “Nation branding”, d’autre part, fait allusion à un projet de marketing national mis à l’étude par le Gouvernement luxembourgeois, projet qui vient d’aboutir, d’où sa notoriété actuelle.
De quoi s’agit-il?
Le 10 octobre 1941 l’occupant allemand de notre pays, prenant prétexte d’une “Personenbestandsaufnahme” en Allemagne, donc d’un recensement de la population, exercice statistique anodin en soi, avait décidé de l’étendre au Luxembourg avec les trois questions supplémentaires fort insidieuses suivantes:
– quelle est votre nationalité actuelle?
– quelle est votre langue maternelle?
– de quel peuple faites-vous partie?
Un battage intensif dans la presse, totalement sous contrôle allemand, expliquait qu’il n’existait plus d’Etat luxembourgeois, que le luxembourgeois était un dialecte allemand, pas une langue et qu’il n’existait pas de peuple luxembourgeois non plus. Il fallait donc, selon l’occupant, répondre “deutsch”, du moins pour les deux dernières questions.
Se développa alors dans le pays un bouche à oreille général comme quoi les Allemands allaient prendre le résultat du recensement comme preuve de la volonté des Luxembourgeois de devenir Allemands, qu’il fallait donc répondre, coûte que coûte, “luxemburgisch” à ces questions.
Rappelons que les questionnaires devaient être signés et qu’à l’époque l’Allemagne était victorieuse sur tous les fronts. À l’Ouest elle avait vaincu la France et forcé les Britanniques à se replier en Grande Bretagne. Les Etats-Unis étaient neutres. À l’Est l’Allemagne venait de déclarer la guerre à l’Union soviétique et ses troupes y avançaient rapidement. Paris était occupé par les Allemands, le Gouvernement français s’était établi à Vichy sous la houlette du Maréchal Pétain, “père de la nation” et favorable à un ordre nouveau européen sous houlette allemande.
L’opinion publique en Europe occidentale avait tendance à croire, fût-ce avec effroi ou avec tristesse, que l’Allemagne avait gagné la guerre.
Se rendant compte qu’apparemment beaucoup de Luxembourgeois s’apprêtaient à voter trois fois “luxemburgisch”, les Allemands annonçaient des représailles sévères à l’égard d’éventuels égarés qui n’obtempéreraient pas aux instructions officielles.
À l’époque le soussigné avait 14 ans. Il se rappelle fort bien de l’ambiance qui régnait alors. On ne parlait plus que de ce “referendum”, présenté par les Allemands comme un recensement. Et chacun de proclamer que, bien entendu, il allait répondre trois fois “lëttzebuergesch”. N’empêche que beaucoup devaient se demander si tout le monde allait effectivement braver ainsi l’occupant, devaient craindre de se singulariser dangereusement s’ils ne répondaient pas comme le demandaient les autorités allemandes. Rappelons à cet égard que les bulletins n’étaient pas anonymes.
Le résultat est connu: pendant la nuit après la remise des questionnaires, les Allemands avaient procédé à des sondages. Ils montraient que la presque totalité des questionnaires avaient été “mal” remplis. Les Luxembourgeois avaient, très majoritairement, refusé de se déclarer allemands!
Le lendemain, le “Gauleiter” Gustav Simon fit annuler l’opération, arguant que les Luxembourgeois avaient mal compris les questions.
L’épisode fut considéré par les Luxembourgeois comme une preuve de leur volonté de ne pas devenir Allemands, de leur espoir aussi que l’Allemagne allait finalement perdre la guerre.
Quant au terme « nation branding », il vient du mot anglais « brand », correspondant au français « marque ». Si on consulte Wikipedia, on constate que « company branding » et « product branding », consistent à concevoir, à appliquer, à entretenir et à mesurer l’impact d’une campagne visant à créer et à maintenir une image favorable d’une société ou d’un produit. Si on recherche la signification de “nation branding”, on constate qu’il s’agit de la même technique mais appliquée à un pays. Le but est alors d’attirer des investissements, de propager le tourisme, de doter le pays d’une réputation favorable à la promotion de ses intérêts nationaux.
L’article commenté occupe presque deux pages du « Wort ». Autant que le soussigné peut en juger, il décrit fidèlement les évènements d’alors, en donne de nombreux détails, pose des questions concernant l’attitude de la société luxembourgeoise d’alors, telle la question de savoir dans quelle mesure l’échec du recensement était dû à la résistance.
Les auteurs de l’article constatent qu’il s’est agi d’une manifestation de la volonté d’une très grande majorité des Luxembourgeois pour que leur pays garde son indépendance impliquant, sinon la certitude, alors au moins l’espoir que l’Allemagne allait perdre la guerre.
Alors pourquoi la présente ?
En suggérant que la commémoration du « referendum » de 1941 relève d’un « nation branding », il est insinué que l’évènement aurait été utilisé après la libération afin de dissiper, dans l’esprit des Alliés, la suspicion que les Luxembourgeois avaient été majoritairement indifférents à l’issue de la guerre, prêts à se rallier au vainqueur quel qu’il soit. Des historiens de notre Université croient et disent en effet que tel fut, en 1941 encore, l’attitude de la plupart des Luxembourgeois et qu’il fallait, après la libération, un véritable complot des “élites du pays” pour empêcher que cette vérité soit connue.
Sans aller à de tels extrêmes, les auteurs de l’article, en suggérant qu’on est en présence d’un “nation branding” avant la lettre, n’en sont pas loin.
Le soussigné n’était pas dans le secret des “élites” du pays lorsque fut décidé de faire de la date de ce recensement une date de commémoration nationale. Il est cependant convaincu:
– qu’en 1944/45 l’inclusion de notre pays parmi les nations alliées semblait aller de soi, n’était contestée nulle part, n’avait pas besoin d’être défendue;
– que la décision de créer une journée de commémoration nationale était due, avant tout, à la volonté de célébrer la volonté des Luxembourgeois, dans des circonstances difficiles, d’affirmer leur identité nationale;
– que l’on ne peut pas non plus exclure une certaine fierté nationale, la conviction que le pays avait bien résisté, fusse passivement, aux Nazis.
Suggérer que la décision d’instituer une journée de commémoration nationale était motivée par le désir de cacher une collaboration coupable est dès lors incompréhensible pour ceux ayant été témoins des ces évènements.
Cette insinuation rejoint l’assertion que ceux qui ont vécu l’occupation allemande seraient nostalgiques des temps passés, croient dur comme fer mais à tort que la grande majorité des Luxembourgeois ait résisté « activement » aux Allemands, qu’ils ne sont dès lors peu fiables comme témoins de ces évènements.
En vérité le soussigné a des souvenirs désagréables de refus essuyés de la part de « bons » Luxembourgeois lorsqu’il était à la recherche de gîtes pour cacher des réfractaires, alors que les conditions matérielles pour le faire s’y prêtaient. Il n’a pas hésité non plus de souscrire à l’estimation de Paul Dostert qu’environ 5% seulement des Luxembourgeois avaient résisté activement à l’envahisseur, la grande majorité, tout en étant hostile aux Allemands et espérant leur défaite, évitant de courir des risques jugés inutiles ou trop dangereux. Il ne se souvient que trop bien des dérobades de pourfendeurs oraux de l’occupant lorsqu’il fallait assumer des risques.
Une dernière remarque.
Le Luxembourg n’est pas seul à vouloir se souvenir d’évènements importants de son histoire. Fait-on en France, depuis des centaines d’années, du “nation branding” avant la lettre en commémorant la prise de la Bastille? Les Etats Unis en font-ils autant en commémorant leur Déclaration d’indépendance?
Rappelons aussi, qu’il n’y a pas que le « nation branding », il y a aussi le « nation bashing ».
Un jour, m’a dit à ce propos, mi-figue mi-raisin, mon ami Raymond Schaus, la vérité sera enfin dévoilée : nous avons inventé l’occupation nazie pour pouvoir nous vanter d’y avoir résisté !
JH, en octobre 2016