L’attitude des Luxembourgeois, en 1940, face à ce qui arriva à leurs concitoyens juifs.
Commentaires au sujet du comportement des Luxembourgeois en 1940 face à la persécution des Juifs par les Allemands, tel que décrit dans le livre «Chroniques sur l’an 40» de Denis Scuto, paru en 2016.
Voici une critique du rapport Artuso qui traite du comportement des Luxembourgeois pendant la 2ème guerre mondiale et, surtout, du traitement des Juifs se trouvant encore au Luxembourg lors de son occupation en 1940 par l’Allemagne. L’importance aussi de distinguer le récit des faits de leur explication ou appréciation.
Les faits cités dans un récit d’histoire doivent en effet être scientifiquement établis, leur explication ou appréciation ne reflètent a priori que les opinions de leurs auteurs: «La question du «Pourquoi» est un piège, essayer de juger le comportement des hommes des temps passés à l’aune des connaissances d’aujourd’hui est un anachronisme», (Vincent Artuso dans son mémoire d’habilitation).
Pourquoi tout cela?
En 2013 le Gouvernement luxembourgeois chargea l’Université de Luxembourg d’un examen critique de l’implication, en 1940, des autorités luxembourgeoises dans le traitement des Juifs se trouvant encore au pays lors de l’invasion allemande.
Le rapport en question, remis en 2014, a répondu à cette question et fut accueilli favorablement, avec enthousiasme même. Presque tout le monde y applaudit: enfin la vérité historique avait été établie, enfin les tabous de l’historiographie officielle avaient été brisés!
En lisant le rapport, le soussigné y apprit maint détail qu’il n’avait pas connu, il y lut aussi des jugements qui lui paraissaient discutables. Le rapport de Vincent Artuso fut ensuite publié sous forme de livre préfacé par Serge Klarsfeld qui, prudemment, tenta d’y rétablir l’honorabilité de la Commission administrative y mise à mal.
Plus récemment parut enfin «Chroniques sur l’an 40» de Denis Scuto qui, sur près de 200 pages, passe en revue d’une façon détaillée le comportement, en 1940, des autorités luxembourgeoises confrontées à la persécution des Juifs par les autorités allemandes. Qu’il soit permis d’y réagir également. Le verdict de Denis Scuto est en effet sévère et rejoint les reproches adressés par Vincent Artuso aux autorités luxembourgeoises de l’époque. Elles n’auraient, par exemple, pas suffisamment protesté contre certaines décisions de l’occupant.
Afin de montrer que de telles protestations furent cependant faites ailleurs, Denis Scuto cite l’exemple des Pays Bas (pages 116 et 117). Il ne dit pas quel en fut le résultat.
À part le fait que de telles protestations de la part de la Commission administrative risquaient d’être contreproductives, cette comparaison avec les Pays Bas paraît peu concluante: pour autant que je le sache, les Allemands n’avaient pas l’intention, en 1940, d’incorporer les Pays Bas au Reich. Les Hollandais pouvaient continuer à afficher leur patriotisme, l’occupant acceptait qu’un fonctionnaire hollandais continue à servir son pays, à respecter sa loi nationale à condition, bien entendu, de ne pas nuire à l’effort de guerre allemand. La souveraineté et le territoire des Pays Bas n’étaient pas mis en cause par l’envahisseur allemand.
Rien de tel chez nous.
Ce qui paraît cependant incontestable, d’abord dans les écrits de Paul Cerf puis dans le rapport Artuso et enfin dans le livre de Denis Scuto, c’est la description du comportement de quelques Luxembourgeois qui, en 1940 et face au malheur qui frappa leurs concitoyens juifs, en tiraient un avantage professionnel. Jusqu’alors largement ignoré, il est salutaire que ce comportement soit connu et il est regrettable que cela ne se soit pas fait plus tôt. Il ne s’agit pas d’actes de collaboration avérée mais du comportement mercantile de «bons» Luxembourgeois, du moins considérés comme tels et cela tant pendant la guerre que par après. Comme leur comportement était largement ignoré, ils n’ont jamais du en répondre.
Que ceux qui en jugent aujourd’hui tiennent cependant compte du fait qu’en 1940 la Shoa n’existait pas encore, était inimaginable alors qu’elle conditionne aujourd’hui nos réactions lorsque nous nous penchons sur les évènements d’alors. Il est aussi probable qu’après la libération, ces faits déplorables ne furent guère connus: les intéressés n’avaient aucun intérêt à s’en vanter! Sauf dénonciation, il aurait fallu scruter, je le suppose, des milliers de documents pour trouver leur trace: travail d’historiens, presque de détectives. Et dans les années d’après guerre, ceux-ci aussi bien que les victimes de ces actes, s’ils avaient survécu, avaient d’autres priorités que de scruter les archives du passé. Cela pour autant qu’elles furent accessibles.
Cela étant dit, je voudrais revenir sur l’appréciation, par Vincent Artuso, reprise par Denis Scuto, de l’appartenance, pendant l’occupation, des Luxembourgeois à la VDB, à la HJ, au BDM et à d’autres organisations nazies. Denis Scuto dit à la page 112 de son livre que ces adhésions se firent souvent à la suite de menaces voilées.
L’expression est faible. Il s’agissait de menaces concrètes, mises en exécution le cas échéant. Ces menaces firent qu’après une résistance initiale, la majorité des Luxembourgeois concernés se résigna à rejoindre ces organisations: il fallait continuer à vivre, à nourrir sa famille.
Exemple: en fin de compte tous les professeurs luxembourgeois enseignant à l’Athénée furent membres du VDB et tous les élèves membres de la HJ. Les professeurs qui refusèrent de se conformer avaient perdu leur emploi, les élèves récalcitrants avaient été exclus de l’établissement. Ainsi les élèves de l’Athénée qui protestaient bruyamment contre la démolition de la «Gölle Fra» et furent ensuite roués de coups par la Gestapo, étaient tous membres de la HJ!
En règle générale ces adhésions furent passives, seuls les vrais collaborateurs prirent une part active dans les activités des formations nazies et y acceptaient des fonctions. Le manque de candidats à de telles fonctions fit d’ailleurs qu’en général leurs activités étaient peu importantes. Ainsi on avait commencé, à l’Athénée, à nous demander de prouver par des estampilles sur nos cartes de membre que nous avions participé régulièrement aux réunions de la HJ. Lorsque ces réunions s’avéraient sporadiques et que les tampons étaient en plus souvent falsifiés, les Allemands renonçaient progressivement à ces contrôles.
Tout au début, W., que j’avais connu à l’école primaire et qui avait accepté de diriger une petite formation de HJ, se lamentait, les larmes aux yeux des dures reproches qu’il essuyait de la part de son chef allemand, de ne pas réussir à réunir son groupe.
Conclusion:
Après la lecture du livre de Denis Scuto, je ne crois pas devoir changer de jugement à propos du comportement de mes compatriotes d’alors. Je reste persuadé que leur grande majorité avait mis leur espoir en la victoire des Alliés et qu’après l’entrée en guerre des Etats Unis et de la victoire russe à Stalingrad, elle en était convaincue. Je pense aussi et n’ai jamais prétendu le contraire, que seule une minorité résista activement à l’occupant et qu’une autre minorité, que j’espère avoir été plus petite, collabora activement avec l’ennemi. Quant à la majorité, elle évitait tout risque inutile de se faire remarquer par les autorités allemandes mais s’abstenait, si possible, d’assister aux manifestations allemandes.
J’invite ceux qui contestent aujourd’hui ces conclusions de se mettre dans la peau de ceux qui, il y a maintenant plus de 75 ans, furent appelés à servir dans l’armée allemande. Qu’ils réfléchissent à la signification du pourcentage incroyable de ceux qui s’y dérobaient ou désertaient. Bien sûr, la perspective de partir à la «Ostfront» était redoutable. Mais déserter allait s’avérer comme un choix fatal si jamais l’Allemagne gagnait la guerre. Ceux qui se cachaient devaient vraiment être convaincus de la défaite allemande. Il en allait de même de ceux qui les accueillaient. Ils devaient en plus avoir une confiance totale dans le silence et donc la connivence de leur entourage qui, inévitablement, allait s’apercevoir de la présence cachée d’un réfractaire.
Je ne me souviens que trop bien de nos discussions lorsque la réception des convocations à la “Musterung” suivie de celle des «Stellungsbefehle» devint imminente. L’éventualité d’une victoire finale allemande n’y était jamais évoquée.
Autre chose.
Lorsqu’en 1945 Pierre Dupong déclara à la Chambre que tous les Luxembourgeois furent des héros de guerre, c’était évidemment la prose populiste d’un Président de gouvernement, revenu de l’exil, auquel on reprocha de ne pas comprendre la portée de l’expérience que le pays venait de vivre. Je m’en souviens et ne crois pas qu’à l’époque cette déclaration fut prise à la lettre.
Aujourd’hui, prise à la lettre, elle sert admirablement la théorie selon laquelle, après la libération, un complot ourdi par les élite composé, je le suppose, d’industriels, de banquiers d’hommes politiques et, ne les oublions pas, d’historiens et de journalistes, ait inventé et fait admettre par les Alliés le mythe, le mensonge que le Luxembourg se serait majoritairement opposé à l’Allemagne. Cette théorie de complot est avancée par Vincent Artuso et Denis Scuto comme un fait. Elle explique, dans leur esprit, le traitement de notre pays par les Alliés alors que, toujours dans leur esprit, je dois le supposer, il ne le méritait pas.
Croire en un tel complot sans disposer du moindre début de preuve, est sous-estimer les services de renseignement britannique et américain d’alors. Pour ceux ayant vécu à l’époque, cette théorie est surprenante, pour ne pas dire d’avantage.
Continuons.
On peut accepter que pour ceux nés bien après la guerre, la résistance en 1940/45 soit devenue un «mythe». Cela à condition que ce terme n’implique pas qu’elle ne serait qu’une légende inventée par «l’élite» déjà mentionnée et soutenue depuis lors par nos historiens. Si par contre «mythe» signifie que l’importance de la résistance, sa signification ont été largement exagérées, qu’à l’époque l’issue de la guerre importait relativement peu aux Luxembourgeois, alors nous aurions en effet vécu depuis lors dans le mensonge, collectivement et cela depuis des générations, les uns sans s’en rendre compte, les autres sciemment.
On aurait pensé que devant l’énormité d’une telle assertion, d’aucuns crient au scandale. Il n’en est rien et on ne peut que constater le peu d’importance accordée aujourd’hui aux choses qui se passaient il y a plus de 75 ans.
Une dernière observation encore. Je lis à la page 121 du livre de Denis Scuto qu’après la deuxième guerre mondiale, la souveraineté du Grand Duché n’était plus contestée sur le plan international, que la construction de notre identité nationale y a été achevée.
J’aurais cru que bien plus tôt, qu’après les velléités annexionnistes belges de 14/18 contrées par le Président Wilson, la souveraineté de notre pays n’était plus contestée. Quant à notre identité nationale, j’ai l’impression qu’elle était déjà bien établie vers la fin du 19me siècle, période dont datent la plupart de nos chants et textes folkloriques ou patriotiques, tous en luxembourgeois et populaires aujourd’hui encore. Le «Rénert» de Michel Rodange date de 1872, «Ons Hémecht» devint hymne national en 1895.
Si l’identité nationale luxembourgeoise est ainsi une réalité séculaire, cela n’empêche pas qu’elle évolue, comme le font celles d’autres pays. Espérons qu’un jour les Européens se reconnaissent tous dans une identité commune sans pour autant perdre leur diversité culturelle actuelle.
JH, en juillet 2016
article publié en 2015, revu et complété depuis lors.
Je viens de terminer seulement la lecture du « Rapport Artuso », qui reste une déception quant au fond aussi bien que quant à la forme.
Le rapport manque de rigueur et d’objectivité.
Monsieur Artuso se lance trop souvent dans des spéculations au lieu de s’en tenir aux faits pouvant être historiquement établis.
Or, des conclusions fondées sur des opinions et interprétations personnelles ne conviennent pas à l’objectif de rigueur qui doit primer lors de l’établissement d’un rapport qui se veut « historique ».
L’auteur du rapport apprécie avec les yeux, le savoir et les valeurs d’aujourd’hui des actes et actions de 1940 sans faire des efforts suffisants nécessaires pour tenir compte des circonstances historiques, exceptionnelles.