(Texte basé sur l’article 1.01 De la vérité historique publié en 2016)
L’historien Gilbert Trausch fut un de mes amis. Son opinion sur le comportement des Luxembourgeois pendant l’occupation allemande fut pareil à la mienne. Lorsque des historiens luxembourgeois n’ayant pas été témoins de cette occupation, en tiraient des jugements opposés, Gilbert n’était plus à même d’y réagir. Personne d’autre ne le faisant, je décidais de le faire. Ne voulant pas provoquer une polémique, je créais ce blog et y publiais mes arguments.
Avec le temps je relisais ce premier article, essayant d’en améliorer la rédaction. Résultat: le texte s’allongeait, des redites commençaient à y fleurir, à l’alourdir.
N’ayant rien à cacher mais ne voulant pas remplacer complètement un texte publié, je l’ai laissé en place et publie ci-après une version que j’espère définitive.
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Commentaires au sujet du comportement des Luxembourgeois en 1940, face à la persécution des Juifs par les Allemands.
En 2013 le Gouvernement luxembourgeois chargea l’Université de Luxembourg d’un examen critique de l’implication, en 1940, des autorités luxembourgeoises dans le traitement des Juifs se trouvant encore au pays lors de l’occupation allemande.
Le rapport en question, remis en 2014, fut accueilli favorablement, avec enthousiasme même. Presque tout le monde y applaudit: « enfin la vérité historique avait été établie, enfin les tabous de l’historiographie officielle avaient été brisés »!
Les députés acceptaient unanimement les conclusions du rapport Artuso, s’érigeant ainsi en experts historiques jugeant d’évènements qu’ils n’avaient pas vécus.
En lisant le rapport, le soussigné y apprit maint détail qu’il n’avait pas connu. Il y lut aussi des jugements qui lui paraissaient fort discutables sinon erronnés.
Revenons donc en 1940 et au sort de nos compatriotes juifs.
Selon mes souvenirs, (j’avais 13 ans à l’époque), la majorité des Luxembourgeois avait suivi avec plus ou moins de consternation le traitement des Juifs par l’occupant allemand, sans essayer, cependant de venir en aide à leurs compatriotes juifs comme ils le firent plus tard, lorsqu’il s’agissait de cacher les enrôlés de force luxembourgeois, ayant déserté de la Wehrmacht.
Il y avait des raisons à cela.
En 1940 la Shoa n’existait pas encore, le mot comme la chose étaient inconnus. Les familles juives se trouvant au pays ne couraient pas encore de danger mortel de la part des Allemands. Ceux-ci les firent partir en France, voulaient rendre le pays « judenfrei ». La Commission Administrative luxembourgeoise et le Consistoire Israélite, conscients de ce fait et pleins d’appréhension de ce que l’avenir allait réserver aux juifs, encourageaient de leur côté les Juifs à partir, à cacher leurs meubles et à se rendre dans la Zone non occupée dans le Midi de la France. De là il était possible de fuir plus loin, aux Etats-Unis par exemple.
L’absence d’aide de la part des autres Luxembourgeois, contrastant avec leur comportement plus tard envers les déserteurs de la Wehrmacht, est souvent critiquée. Qu’il soit permis de rappeler à ce sujet que cette différence avait des raisons compréhensibles : les déserteurs étaient des jeunes seuls ayant de la famille dans le pays, les citoyens juifs voulant ou devant partir étaient des familles entières, avec enfants et seniors, en général sans lien de famille avec des non juifs.
Les deux situations n’étaient donc pas les mêmes: certes, partir en 1940 en France n’était pas une partie de plaisir, mais un déserteur pris par les Allemands risquait la mort. En cas de victoire allemande le sort des Juifs ayant quitté le Luxembourg était incertain. Celui des déserteurs aurait alors été catastrophique.
Déserter n’était donc envisageable que si on était persuadé que l’Allemagne allait perdre la guerre. L’ampleur des désertions, à Luxembourg mais aussi en Alsace-Lorraine, est de ce èoint de vue significative!
Le rapport de Vincent Artuso fut ensuite publié sous forme de livre préfacé par Serge Klarsfeld. Ce faisant, celui-ci tenta de rétablir l’honorabilité de la Commission administrative mise à mal dans le rapport.
Plus récemment parut enfin « Chroniques sur l’an 40 » de Denis Scuto qui, sur près de 200 pages, y passe en revue d’une façon détaillée le comportement, en 1940, des autorités luxembourgeoises confrontées à la persécution des Juifs par les autorités allemandes. Qu’il soit permis d’y réagir également. Le verdict de Denis Scuto est en effet sévère et rejoint les reproches adressés par Vincent Artuso aux autorités luxembourgeoises de l’époque. Elles n’auraient, par exemple, pas suffisamment protesté contre certaines décisions de l’occupant.
Afin de montrer que de telles protestations furent cependant faites ailleurs, Denis Scuto cite l’exemple des Pays Bas (pages 116 et 117). Il ne dit pas quel en fut le résultat.
À part le fait que de telles protestations de la part de la Commission administrative risquaient d’être contreproductives, cette comparaison avec les Pays Bas peut étonner: pour autant que je le sache, les Allemands n’avaient pas l’intention, en 1940, d’incorporer les Pays Bas au Reich. Les Hollandais pouvaient continuer à afficher leur patriotisme, l’occupant acceptait qu’un fonctionnaire hollandais continue à servir son pays, à respecter sa loi nationale à condition, bien entendu, de ne pas nuire à l’effort de guerre allemand. La souveraineté et le territoire des Pays Bas n’étaient pas mis en cause par l’envahisseur allemand.
Rien de tel chez nous.
Cela étant dit, je voudrais revenir sur l’appréciation, par Vincent Artuso, reprise par Denis Scuto, de l’appartenance, pendant l’occupation, des Luxembourgeois à la VDB, à la HJ, au BDM et à d’autres organisations nazies. Denis Scuto dit à la page 112 de son livre que ces adhésions se firent souvent à la suite de menaces voilées.
L’expression est faible. Il s’agissait de menaces concrètes, mises en exécution le cas échéant. Ces menaces firent qu’après une résistance initiale, la majorité des Luxembourgeois concernés se résigna à rejoindre ces organisations: il fallait continuer à vivre, à nourrir sa famille.
Exemple: en fin de compte tous les professeurs luxembourgeois enseignant à l’Athénée furent membres du VDB et tous les élèves membres de la HJ. Les professeurs ayant refusé de se conformer avaient perdu leur emploi, les élèves récalcitrants avaient été exclus de l’établissement. Ainsi les élèves de l’Athénée qui protestaient bruyamment contre la démolition de la « Gölle Fra » et furent ensuite roués de coups par la Gestapo, étaient tous membres de la HJ.
Raymond Schaus et moi étaient les derniers de notre classe à le faire. Mon ami Georges Kioes, élève à la « Goetheschule » au Limpertsberg, ne le fit pas et en fut chassé.
En règle générale ces adhésions furent passives, seuls les vrais collaborateurs prirent une part active dans les activités des formations nazies et y acceptaient des fonctions. Le manque de candidats à de telles fonctions fit d’ailleurs qu’en général leurs activités étaient peu importantes. Ainsi on avait commencé, à l’Athénée, à nous demander de prouver par des estampilles sur nos cartes de membre que nous avions participé régulièrement aux réunions de la HJ. Lorsque ces réunions s’avéraient sporadiques et que les tampons étaient en plus souvent falsifiés, les Allemands renonçaient progressivement à ces contrôles.
Dans ma classe nous étions unanimes à espérer la victoire alliée. On n’en était cependant pas certains.
Conclusion:
Après la lecture du livre de Denis Scuto, je ne crois pas devoir changer de jugement à propos du comportement de mes compatriotes d’alors. Je reste persuadé que leur grande majorité avait mis leur espoir en la victoire des Alliés et qu’après l’entrée en guerre des États Unis et de la victoire russe à Stalingrad, elle en était convaincue. Je pense aussi et n’ai jamais prétendu le contraire, que seule une minorité résista activement à l’occupant et qu’une autre minorité, que j’espère avoir été bien plus petite, collabora activement avec l’ennemi. Quant à la majorité, elle évitait tout risque inutile de se faire remarquer par les autorités allemandes mais s’abstenait, si possible, d’assister aux manifestations allemandes. Exemple: lorsqu’une fanfare allemande s’apprêtait à donner un concert à la place d’Armes, celle-ci se vida comme par enchantement!
Lorsqu’en 1945 Pierre Dupong déclara à la Chambre que tous les Luxembourgeois furent des héros de guerre, c’était évidemment la prose populiste d’un Président de gouvernement, revenu de l’exil, auquel on reprocha de ne pas comprendre la portée de l’expérience que le pays venait de vivre. Je m’en souviens et ne crois pas qu’à l’époque cette déclaration fut prise à la lettre.
Aujourd’hui, prise à la lettre, elle sert admirablement la théorie selon laquelle, après la libération, un complot ourdi par une élite composée, je le suppose, d’industriels, de banquiers, d’hommes politiques et, ne les oublions pas, d’historiens et de journalistes, ait inventé et fait admettre par les Alliés le mythe, le mensonge que le Luxembourg se serait majoritairement opposé à l’Allemagne. Cette théorie de complot est avancée par Vincent Artuso et Denis Scuto comme un fait. Elle explique, dans leur esprit, le traitement favorable de notre pays par les Alliés alors que, toujours dans leur esprit, je dois le supposer, il ne le méritait pas.
Inventer un tel complot ou y croire sans disposer du moindre début de preuve, est non seulement ahurissant, c’est aussi sous-estimer les services de renseignement britannique et américain d’alors.
Pour ceux ayant vécu à l’époque, cette théorie est vraiment surprenante, pour ne pas dire davantage.
Mais continuons.
On peut accepter que pour ceux nés bien après la guerre, la résistance en 1940/44 soit devenue un « mythe ». Cela à condition que ce terme n’implique pas qu’elle ne serait qu’une légende inventée par « l’élite » déjà mentionnée et soutenue depuis lors par nos historiens. Si par contre « mythe » signifie que l’importance de la résistance, sa signification ont été largement exagérées, qu’à l’époque l’issue de la guerre importait relativement peu aux Luxembourgeois, alors nous aurions en effet vécu depuis lors dans le mensonge, collectivement et cela depuis des générations, les uns sans s’en rendre compte, les autres sciemment.
On aurait pensé que devant l’énormité d’une telle assertion, d’aucuns crient au scandale. Il n’en y fut rien et on ne peut que constater le peu d’importance accordée aujourd’hui aux choses qui se passaient pendant la guerre.
Une dernière observation encore. Je lis à la page 121 du livre de Denis Scuto qu’après la deuxième guerre mondiale, la souveraineté du Grand-Duché n’était plus contestée sur le plan international, que la construction de notre identité nationale y a été achevée.
J’aurais cru que bien plus tôt, qu’après les velléités annexionnistes belges de 14/18 contrées par le Président Wilson, la souveraineté de notre pays n’était plus contestée. Quant à notre identité nationale, j’ai l’impression qu’elle était déjà bien établie vers la fin du 19me siècle, période dont datent la plupart de nos chants et textes folkloriques ou patriotiques, tous en luxembourgeois et populaires aujourd’hui encore. Le «Rénert» de Michel Rodange date de 1872, «Ons Hémecht» devint hymne national en 1895.
Si l’identité nationale luxembourgeoise est ainsi une réalité séculaire, cela n’empêche pas qu’elle évolue, comme le font celles d’autres pays. Espérons qu’un jour les Européens se reconnaissent tous dans une identité commune sans pour autant perdre leur diversité culturelle actuelle.
JH, le 7 Janvier 2025
(Texte basé sur l’article 1.01 publié en 2016).